1995: Manuel Periáñez: Architectures achevées, imaginaires en chantier

1995    « Architectures achevées, imaginaires en chantier », in : Espaces de vie, espaces d'architecture (ss. dir. Marion Segaud), PCA, avril.
Téléchargeable sur le site de Manuel Periáñez: http://mpzga.free.fr/PDF.htm
ou téléchargeable
Résumé: Deux places du 19e arrondissement de Paris viennent d'être construites par le même architecte, Bernard Huet, qui se situe volontiers comme « celui qui achève » les lieux délaissés de la ville par une certaine prise en compte de leur histoire : la Place des Fêtes et la Place de la Bataille de Stalingrad. Il y eut une époque où le quartier de Belleville avait pour les parisiens à peu prés la même réputation qu’a le Bronx d’aujourd’hui pour les new-yorkais. Bien que fortement atténuée par une considérable mutation urbaine et sociale, cette image reste, à la fin du XXe siècle, largement tributaire de celle du « bastion de la classe dangereuse » qu’il fut réellement pendant la Révolution de 1848 et la Commune. Qu’advient-il des deux nouveaux espaces publics « achevés », au sens huetien d’advenus aux destins architecturaux et urbanistiques respectifs dont ils étaient porteurs  ? Un certain nombre de choses nous paraissent se dégager, concernant assez directement l’espace public comme lieu de mémoire, ainsi que ses différents statuts possibles dans l’imaginaire de la ville.
 Le quartier de la Place de Stalingrad se vivait comme un faubourg coupé de Paris par le métro aérien, à la lisière également de Belleville, sans identité claire mais calme et sans histoires... Ce coin oublié fait désormais partie intégrante de Paris, mais sur un mode double, excellent ou exécrable selon qu’il est approché par le biais de la réussite urbanistique de la nouvelle Place de Huet (d’une telle qualité que certains croient que cette place est entièrement d’époque et l’œuvre de Ledoux !), ou par le biais des pratiques désolantes de ses usagers nocturnes, délinquants et policiers.
 A la Place des Fêtes, deux facteurs n’ont pas été vus  : celui de la perte (jadis) du belvédère associé au désir d’appartenir à Paris (comme l’esplanade de Montmartre), et l’ambivalence entre ce désir de désenclavement et la volonté de rester une place populaire de quartier. Nous y voyons un effet caché de la mauvaise image des grands ensembles  : on a du mal à s’avouer que ce quartier des hauts de Belleville, qui socialement fonctionne si bien, constitue dans sa forme architecturale et urbaine bel et bien un grand ensemble, et implique une victoire posthume de Le Corbusier. Rendre à cet espace son belvédère perdu, refaire la Place des Fêtes sur la base d’un vrai programme d’urbanisme le rattachant valablement à Paris aurait été admettre le bien-fondé de cette conception!
 Par quelques aspects imprévus de l’évolution de la vie de quartier, du pluri ethnisme et du vieux problème des grands ensembles, Belleville donne tort à l’ethnopsychiatre Tobie Nathan de réclamer des ghettos, sous prétexte que seuls ceux-ci préserveraient les cultes traditionnels, qu’il voit comme désormais seuls garants de l’intégrité psychique des immigrés  : Belleville facilite aux immigrés une acculturation dans une plus grande égalité envers des français (et d’autres étrangers) vivant le lieu de la légende de leurs luttes. La différence des situations urbaines est telle que de nombreux habitants, pourtant intéressés par ces questions, ignoraient que les deux nouvelles places sont du même architecte. La comparaison de ces deux espaces publics pourrait se résumer par la formule que dans un cas — la Place des Fêtes — l’architecture est en chantier et l’imaginaire plutôt achevé ; tandis que dans l’autre — la Place Stalingrad — l’architecture est achevée mais l’imaginaire encore en chantier.